Archives mensuelles : juin 2019

Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis

© Tamar Lamm – “The Swan and the Pimp»

Pendant plus d’un mois et dans treize théâtre partenaires* se sont déroulées les Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis que dirige Anita Mathieu. Vingt-trois chorégraphes ont été invités à présenter leurs créations.

La clôture a eu lieu au Nouveau Théâtre de Montreuil avec deux spectacles de nature radicalement différente : The Swan and the Pimp, dans une chorégraphie de Hillel Kogan, et If you could see me now d’Arno Schuitemaker.

Avec The Swan and the Pimp, Hillel Kogan, chorégraphe et danseur, dramaturge et enseignant, présente le second chapitre d’une trilogie qui avait débuté avec le puissant We Love Arabs – dansé avec Adi Boutrous -. Il posait le cadre de sa réflexion autour de la déconstruction des préjugés et des stéréotypes. Il poursuit avec The Swan and the Pimp – Le Cygne et le Souteneur – un titre singulier car si la référence mène aux racines du mythe de la danse, le cygne, la part sombre, le souteneur/protecteur, est moins explicite. Interprété en duo par Carmel Ben Asher et Hillel Kogan, la chorégraphie se construit en trois temps : le premier commence avant l’entrée des spectateurs et consiste en un échauffement bavard, conduit et commenté par la danseuse soliloquant, entre autres, sur son statut, face au quasi silence de son partenaire. Une rupture nette marquée par des percussions précède un long pas de deux, second temps du spectacle. Carmel Ben Asher revient, toute de transparence et de blanc vêtue et s’immobilise face au public. Elle est superbe. Hillel Kogan s’avance, en collant noir déchiré, et lui emboîte le pas (costumes Evelyn Terdiman). Ils dansent un long et magnifique duo, composé de portés inventifs, de combinaisons virtuoses au sol et dans les airs, et s’imbriquent l’un dans l’autre en parfaite symbiose et fusion au sens chimique du terme. Le sol et le fond de scène forment une ligne d’horizon d’un blanc immaculé où le regard se perd (lumières Ofer Laufer). Le troisième temps contredit le second, casse le vocabulaire et les repères. On est dans la déstructuration et la mise en danger, dans la parodie. L’homme devient le cygne noir qui se brise comme une lame de fond contre les rochers, jusqu’à la folie agressive. Elle, se métamorphose en fille de petite vertu selon le terme dédié, se décompose, hystérise et se déchaîne, inverse les rapports de pouvoir. Tandis que l’homme est au sol elle pousse de petits cris stridents et se délite avec violence.

Le fil conducteur de la dramaturgie (signée, ainsi que la direction artistique par Sharon Zuckerman Weiser) repose sur la tension entre deux pôles, le positif et le négatif, qui s’inversent et sont portés par deux magnifiques danseurs-acteurs  A l’intersection de leurs mondes, une zone libre de créativité et d’invention se dessine à travers des musiques très contrastées – classique, rap, électro etc… – (musiques originales : Rejoicer). Hillel Kogan approfondit le langage de mouvement et l’improvisation gaga, conçue par le chorégraphe israélien Ohad Naharin, directeur artistique de la Batsheva Dance Company à Tel-Aviv, avec qui il travaille depuis 2005 et développe un outil chorégraphique et une méthode pédagogique spécifiques. Il poursuit avec talent, humour et densité ses recherches et partage ses interrogations sur les relations entre l’éthique et l’esthétique. Il est comme un spéléologue qui, dans ses explorations souterraines, n’oublierait de repérer ni de cartographier aucune des cavités.

© Sanne Peper – “If you could see me now”

Le second spectacle de la soirée présenté en clôture des Rencontres, If you could see me now est conçu par le danseur et chorégraphe néerlandais, Arno Schuitemaker. Quand le spectateur entre dans le théâtre, trois danseurs sont en piste : une danseuse, Revé Terborg, en short et tee-shirt rose et deux danseurs, Stein Fluijt et Stein Fluijt en pantalons et tee-shirt vert camouflage et jaune. Une même énergie philosophique les anime, semblable à la liberté surveillée des danseurs d’une boîte de nuit, chacun dans son monde, sur une musique électro souvent saturée (composition musicale : Wim Selles). Pendant cinquante-cinq minutes, dans une mystérieuse pénombre (lumières Vinny Jones) ils développent ce seul et même geste qui se cherche jusqu’à la transe, avec une montée en puissance pour eux, en interrogation pour le spectateur-observateur de ce record d’endurance. Les danseurs ne se touchent pas, ne se regardent pas, ils se croisent de loin en loin avec une même énergie décontractée, s’enfonçant dans leur détermination récurrente. On se situe entre la lancinante répétition derviche, version occidentale et les marathons de danse aux États-Unis tels que Sidney Pollack les montrait dans On achève bien les chevaux. La chorégraphie s’inscrit dans une lutte contre le temps et l’espace, avec une musique qui, quand elle se suspend quelques instants, fait entendre le crissement humide des tennis sur le tapis, sueur oblige. Avec Arno Schuitemaker on entre dans la vibration et dans l’idée de l’art comme le veut l’art conceptuel, dans la radicalité. C’est ici le troisième volet d’un triptyque – dont le premier, créé en 2015, s’intitulait While we strive/Alors que nous nous efforçons et le second, créé en 2016, I will wait for you/Je vous attendrai – qui  fait voyager entre pulsation, répétition et transe.

Autour des spectacles, les Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis, proposent et animent des stages, tables rondes, conférences et échanges avec les artistes après les spectacles. Elles sont une belle plateforme qui permet de prendre le pouls de cet art jadis classique et mineur, la danse, dans ses tentatives et déclinaisons aux variations infinies.

Brigitte Rémer, le 25 juin 2019

The Swan and the Pimp – chorégraphie Hillel Kogan – Dramaturgie et direction artistique : Sharon Zuckerman Weiser – interprètes : Carmel Ben Asher, Hillel Kogan – musiques originales : Rejoicer – autres musiques Piotr Ilitch Tchaïkovsk, J Dilla, Camille Saint Saëns – lumières Ofer Laufer – costumes Evelyn Terdiman – traduction française Gilles Rozier.

If you could see me now – conception Arno Schuitemaker – interprètes Revé Terborg, Stein Fluijt, Ivan Ugrin – dramaturgie Guy Cools – composition musicale : Wim Selles – création lumières Vinny Jones – costumes Inge de Lange

Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis, du 17 mai au 22 juin 2019 – tél. : 01 55 82 08 01- site : www.rencontreschoregraphiques.com

*Lieux des représentations – Aubervilliers : Théâtre de la Commune et L’Embarcadère – Bagnolet : Théâtre des Malassis – Bobigny : MC93/Maison de la Culture – Les Lilas : Théâtre du Garde-Chasse – Montreuil : Nouveau Théâtre de Montreuil et Théâtre municipal Berthelot – Noisy-le-Grand : Espace Michel Simon – Pantin : Centre national de la Danse et La Dynamo – Romainville : Conservatoire Nina Simone – Saint-Denis : La Chaufferie – Saint-Ouen : Mains d’œuvres.

Occupation 3 au Théâtre de la Bastille

© Pierre Grosbois – Le bruit des arbres qui tombent.

Nathalie Béasse et son équipe ont investi le Théâtre de la Bastille et présentent jusqu’au 29 juin les spectacles créés par la Compagnie au cours des dix dernières années : Happy Child, Tout semblait immobile, Roses, Le bruit des arbres qui tombent. Autour des spectacles elle déploie de nombreuses autres propositions dont l’esquisse de sa prochaine création intitulée Aux éclats, dans un  work in progress ; des workshops amateurs et professionnels ; des ateliers pour échanges entre acteurs et spectateurs ou pour croisements entre les disciplines – danse, musique et conte – la mise en réseau d’artistes rencontrés lors des résidences de la compagnie depuis plusieurs années ; et chaque soir, précédant le spectacle, une Histoire courte, impromptu de quelques minutes, mêlant acteurs et spectateurs dans le hall du théâtre et sur le trottoir.

Chorégraphe et metteure en scène, Nathalie Béasse signe la conception des créations et leur scénographie. Le Théâtre de la Bastille l’accompagne depuis 2010 et a présenté chacun de ses spectacles. Il lui ouvre ses portes cette année pour une longue traversée, selon un concept qui a fait ses preuves avec Tiago Rodrigues et le collectif L’Avantage du doute. Elle nous mène dans un univers poétique et loufoque, inventif et fantaisiste où se pratiquent le détournement d’objets, l’inventivité débridée, la dérision et le burlesque, la bifurcation, la rêverie. Elle construit des partitions gestuelles, musicales et visuelles qui surprennent et interrogent, et qui engagent physiquement les acteurs.

Avec Happy Child créé en 2008, on entre dans l’univers cruel du conte qui, sans qu’il soit nommé, fait référence au motif des enfants oubliés dans la forêt par leurs parents, comme dans Petit Poucet, ou Hansel et Gretel. Nathalie Béasse dit se référer aux rites de passage. La scène est recouverte de neige et il y a grand vent. Tout l’environnement oscille entre le gris pastel et le blanc. On entre dans un univers onirique et pictural où la réalité s’éloigne. Un homme tire de grands sacs qu’il empile, cinq personnes se retrouvent dans une sorte de no man’s land, une/des histoires se construisent, des objets apparaissent – cornes de renne, masques de fourrure, pistolet, perruques, vêtements –  le récit est en discontinu et pointillés, avec habillages et déshabillages, travestissements comme dans les jeux d’enfants. Les vêtements tombent du ciel pris dans un tourbillon de mousson. Le spectateur invente sa partition. Voix, chant, piano, harmonium, déclamation, tonnerre, se croisent pour former un autre langage, proche de la parodie.

Dans Tout semblait immobile créé en 2013, trois conférenciers qui sortent de nulle part et semblent même s’être trompé d’endroit se lancent dans une prestation fiasco et la réunion de tous les ego. L’un arrive en retard, l’autre est chargé de cabas, le troisième, tatillon, organise son territoire. Le conte à nouveau s’invite et se superpose au burlesque, comme l’est, par exemple, la coupure d’électricité. La bande son ainsi qu’une toile peinte mènent dans la forêt où se perd le spectateur. On y rencontre les cruels parents, mère sorcière et père gros-cul qui se déplacent comme des culbutos. Nathalie Béasse construit des allers et retours à l’intérieur et à l’extérieur du conte, élabore des plongées et contre-plongées en toute liberté, travaillant en symbiose avec le langage cinématographique. Tombent des cintres un arbre, une cuvette, des objets qui s’intercalent un temps dans l’histoire pleine d’ogres, de sorcières et d’abandon, de peurs enfantines et d’émotions. Un objet amène à une histoire, ces déconstructions construisent d’autres histoires

Créé en 2014, Roses met le projecteur sur les personnages de Richard III de Shakespeare et invente, comme pour les autres spectacles, des instants visuels et physiques du plus pur imaginaire. Quatre hommes et trois femmes y dessinent, à partir d’une grande table qui se métamorphose, un cocasse champ de bataille.

En 2017, Le bruit des arbres qui tombent invente le gréement et la chorégraphie d’une immense voilure en plastique grise amarrée et pilotée aux quatre coins du plateau par les acteurs. Comme on dirige un bateau ils hissent cette grand-voile à partir des drisses qu’ils tirent, dessinent des figures jouant entre poids et contre poids. Ils font vivre ce quatre-mâts et la voile vole au vent, monte et descend, inspire et expire, se gonfle et se recroqueville, cache les projecteurs plaqués au gril et crée des jeux d’ombres et de lumières. L’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler que Visconti avait choisi pour son film, Mort à Venise, accompagne les arabesques et bruissements de ce vaisseau fantôme qui nous fait voyager. La toile pliée les acteurs débutent une danse, légère d’abord, puis sauvage, puis enragée. « Je ne m’amuse plus comme avant… On était bien ensemble… » Un acteur dessine au marker sur son torse nu un cœur. Un autre subit une séance de chatouilles. Un autre devient acteur marionnette. De la terre tombe du ciel. Des litanies de l’Ancien Testament, se succèdent jusqu’à ce qu’un seau d’eau interrompe la logorrhée. Un grand sapin dans lequel s’est glissé un acteur, se déplace, comme une forêt à lui tout seul. Les acteurs vident puis remplissent de grands bacs de terre et se fixent des règles de jeu. Là encore on croise William S.

Dans les spectacles de Nathalie Béasse les actions se succèdent, avec frénésie, poésie et dérision. Le travail est choral, l’absurde pour vocabulaire, le fragment pour parcours. Il y a aussi la solitude et le désarroi, l’oblique et le décalé. Entre tension, palpitation, étonnement et vibration, on se promène avec elle dans les bois pendant que le loup n’y est pas. On ne sait ni où on est, ni où ça va se passer, ni vers quoi on va. Et si la vie est un songe, qu’est-ce que le théâtre et qu’est-ce que la vie ?

Brigitte Rémer, le 21 juin 2019

Du 13 mai au 29 juin 2019, à l’affiche, quatre spectacles, dans la conception, scénographie et mise en scène de Nathalie Béasse – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011. Paris – métro : Bastille ou Voltaire – tél : 01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com

. Happy Child – Avec Étienne Fague, Karim Fatihi, Érik Gerken, Anne Reymann, Camille Trophème – lumières Natalie Gallard – bande sonore Julien Parsy – sculpture Corinne Forget.

. Tout semblait immobile –  Avec Étienne Fague, Érik Gerken, Camille Trophème – lumières Natalie Gallard – musique Camille Trophème – construction décor Étienne Baillou – peinture Julien Parsy.

. Roses – Librement adapté de Richard III de Shakespeare, traduction Jean-Michel Déprats – Avec Sabrina Delarue, Étienne Fague, Karim Fatihi, Érik Gerken, Béatrice Godicheau, Clément Goupille, Anne Reymann – lumières Natalie Gallard – musique Nicolas Chavet, Julien Parsy.

. Le bruit des arbres qui tombent – Avec Estelle Delcambre, Karim Fatihi, Érik Gerken, Clément Goupille, lumières Natalie Gallard, musique Nicolas Chavet, Julien Parsy.

 

Je poussais donc le temps avec l’épaule

© Laurencine Lot

D’après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust – adaptation et jeu Serge Maggiani – mise en scène Charles Tordjman – compagnie Fabricca – à l’Espace Cardin/Théâtre de la Ville.

C’est une invitation au voyage adressée par Serge Maggiani narrateur, au spectateur. Invitation à fendre ce récit du temps écoulé comme on fend la bise, ou bien le bois, à travers les évocations de l’auteur qui tourbillonnent comme des ressassements, en de longues phrases lancinantes. On est dans la narration à la première personne et les émotions pures, dans l’enfance et le temps suranné. « Longtemps je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : je m’endors… »

Avec Du côté de chez Swann, le premier tome de ce célèbre monument qu’est A la recherche du temps perdu, écrit entre 1906 et 1922 et qui sera suivi de six autres volumes – A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe I et II, La Prisonnière, Albertine disparue et Le Temps retrouvé – Marcel Proust parle de son enfance. Fils d’un médecin originaire d’Eure-et-Loire, et de Jeanne Weil, une bourgeoise très cultivée, il passe de nombreux étés à Illiers, chez sa tante Léonie. Sur scène, Serge Maggiani soudain, par les mots qui transpercent la mémoire, devient ce petit garçon aux peurs enfantines dans l’attente du baiser maternel, le soir avant de s’endormir : « C’est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, était là, maman ne  montait  pas dans ma chambre… » Vêtu d’un grand manteau noir (costumes Yohji Yamamoto) sa silhouette se détache sur un fond blanc immaculé qui décline ses fondus enchaînés du rose au lilas, et s’enfonce jusqu’au bleu le plus intense. On se croirait dans un refuge sous la Mer de glace ou dans une boîte tapissée pour amortir les écorchures de cette fin d’un monde réel et du temps de l’enfance, perdu à jamais (scénographie Vincent Tordjman, lumières Christian Pinaud). L’acteur ne porte pas de chaussures et glisse comme en apesanteur, ajoutant à l’étrangeté. Il dit lui-même : « C’est une sorte de vaisseau spatial où je marche comme sur un coussin d’air. »

Maggiani-Proust nous emmène, à travers ses impressions au soleil levant, chez sa tante, à Combray, entouré de coquelicots et de bleuets, d’aubépines odorantes et de lilas. « C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. » On le suit dans l’éveil de la sensualité observant discrètement Mademoiselle Swann : « Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui. » Il relate l’expérience de la mythique madeleine : « Quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoit été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint Jacques. » Plus tard, il s’en souvient encore… « Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. »

Et après Combray, Maggiani fait vivre Guermantes puis Balbec où l’exploration des chemins d’initiation et espaces intérieurs de Proust se poursuit, par une observation méticuleuse et pleine de tendresse, chez sa grand-mère, qu’il voudrait toujours présente. Dans les paroles qu’il échange avec son père, c’est la mort qu’il interroge : « Perdue pour toujours, je ne pouvais comprendre… Mais dis moi, toi qui sais, ce n’est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n’est pas vrai tout de même, malgré ce qu’on dit, puisque grand-mère existe. » A la précision des événements disséqués au scalpel et consignés par l’auteur, répond la précision du geste ébauché ou retenu du narrateur qui joue ces nocturnes avec beaucoup de finesse et d’émotion. Avec Charles Tordjman qui le met en scène ils n’en sont pas à leur coup d’essai, ils avaient ensemble monté une première fois ces textes en diptyque (Temps I et Temps II, présentés à Chaillot en 2004). Ils recréent aujourd’hui le Temps I sous le titre emprunté à Saint-Simon, Je poussais donc le temps avec l’épaule, plusieurs fois cité dans le texte de Proust. Le Temps II, retrouvé, suivra. A certains moments le labyrinthe des mots se suspend par des moments musicaux où les violoncelles fougueux et mélancoliques viennent couper le souffle de part et d’autre de la scène dans une musique librement inspirée du sublime State of shock de Tom Cora.

Au grand auteur devenu mythe, Marcel Proust, répondent la voix, le geste et l’émotion d’un superbe acteur, Serge Maggiani au parcours discret et exemplaire dans ses rêveries théâtrales, de Claude Régy à Antoine Vitez, en solo, duo (avec Teresa Mota, ce fut Ode Maritime de Fernando Pessoa sous le regard de Richard Demarcy) et collectif. Il poursuit son chemin dans la troupe du Théâtre de la Ville et a joué dans Rhinocéros de Ionesco, Victor ou les Enfants au pouvoir de Vitrac, Le Faiseur de Balzac, L’État de siège d’Albert Camus et Les Sorcières de Salem d’Arthur Miller, spectacles mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota.

Par Je poussais donc le temps avec l’épaule, Maggiani-Tordjman nous font traverser l’éternité avec intensité et, comme le disait Rimbaud quelque temps avant Proust, « Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Éternité. C’est la mer allée Avec le soleil… » L’intimité incandescente est bien au rendez-vous de ce roman d’apprentissage évoquant la mémoire et le temps, les secrets, les désirs et les feuilles mortes.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2019

Avec Serge Maggiani – scénographie Vincent Tordjman – musique librement inspirée de Tom Cora – lumières Christian Pinaud – costumes Yohji Yamamoto – conseillère artistique Pauline Masson. Le texte est édité par le Théâtre de la Manufacture/CDN Nancy-Lorraine, 2001.

Du 3 au 25 juin 2019 à 20h, Espace Cardin-Studio/Théêtre de la Ville, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com

Mary said what she said

© Lucie Jansch

Mise en scène, décors et lumières Robert Wilson – texte Darryl Pinckney – musique Ludovico Einaudi – avec Isabelle Huppert – une création du Théâtre de la Ville, à l’Espace Cardin.

Mary Stuart a souvent tenté les créateurs, par son destin dit romantique malgré elle et son parcours romanesque, par son règne d’un côté à l’autre de la Manche simultanément, par sa mort : Madame de Lafayette avec La Princesse de Clèves publiée en 1678, se passe à la cour du roi Henri II puis de son fils et successeur François II, jeune époux de Mary Stuart ; la pièce du dramaturge allemand Friedrich Von Schiller, Marie Stuart, est publiée en 1800 ; l’écrivain écossais Walter Scott édite en 1820 un roman historique intitulé L’Abbé paru aussi sous le titre de Le Page de Marie Stuart ; Stefan Zweig se passionne pour la personnalité de Marie Stuart et publie sa biographie en 1935 et John Ford réalise en 1936 un beau film d’amour-drame, Marie Stuart, avec Katharine Hepburn dans le rôle-titre. Bien d’autres encore ont porté leur regard sur ce personnage shakespearien qui hante la littérature, le théâtre et le cinéma.

Darryl Pinckney, qui signe ici le monologue Mary said what she said, est l’auteur de plusieurs spectacles de Robert Wilson – dont Orlando, The Old Woman et Letter to a Man. Il écrit ce texte, empreint d’une certaine poésie, à partir de l’Histoire, des écrits passés, des lettres retrouvées au XIXème siècle dont la dernière adressée à la veille de son exécution à son beau-frère, Henri III de France. L’action se passe en 1587, Mary est en captivité depuis dix-huit ans au château de Fotheringhay dans le nord-est de l’Angleterre et s’apprête à faire face à la mort. Sa vie défile devant elle et, sous la plume de Darryl Pinckney, se dessine en trois parties : son adolescence en France pendant le règne de Henri II. Son retour en Écosse et les conflits auxquels elle doit faire face, suivis de son emprisonnement. Les heurts entre catholiques et protestants. « En ma fin est mon commencement » reconnaît-elle, avec lucidité et résignation.

Elle n’a que quelques jours à la mort de son père, Jacques V Stuart, elle est donc sacrée Reine d’Écosse quelques mois plus tard, avant ses un an. C’est la plus jeune souveraine de tous les temps. Sa mère, Marie de Guise, l’emmène en France à six ans pour la protéger car le contexte général en Angleterre et en Écosse, n’est pas serein : la tension religieuse entre les deux territoires est vive, l’Écosse, bastion catholique et romain s’oppose à l’Angleterre schismatique, renforçant les liens des Îles Britanniques avec la France, même si certaines rivalités demeurent. Un an après la mort d’Henri II époux de Catherine de Médicis, Mary devient reine de France et le restera un an, tout en étant reine d’Écosse. Elle épouse à seize ans, en 1558, le dauphin de France, François qui en a quatorze et sera François II, mais qui meurt trois ans plus tard, à dix-sept ans. Contrainte de rentrer en Ecosse, elle se marie à son cousin, Lord Darnley/Henry Stuart, qui se révèle brutal et débauché et meurt dans un attentat, a une liaison avec l’auteur de cet attentat, Jacques Hepburn, 4ᵉ comte de Bothwell qu’elle épouse et de ce fait se trouve suspectée. Elle devient surtout la dangereuse rivale de sa cousine Elizabeth 1re d’Angleterre, issue des Tudor, auprès de qui elle avait cherché refuge et qui l’emprisonnera pendant dix-huit ans, avant de décider de son exécution par décapitation.

Seule en scène, Isabelle Huppert est cette bouleversante et courageuse reine d’Écosse et de France dans sa force tranquille et beauté hiératique. Elle rejoue l’histoire sur le papier millimétré de sa mémoire, à la veille de son exécution : un grand écart entre plusieurs patries, le père qu’elle n’a pas connu, la disparition de sa mère alors qu’elle est jeune, ses nombreux deuils, les jalousies et complots à la cour d’Écosse comme de France et sa longue traversée du désert en captivité. Vêtue d’une lourde et magnifique robe Renaissance aux reflets mordorés et au col montant cachant le cou (Jacques Reynaud), elle retrouve pour la troisième fois et avec la même grâce – après Orlando de Virginia Woolf en 1993 et Quartett de Heiner Müller en 2006 – le grand Robert Wilson qui traverse le temps avec le même talent. Le metteur en scène et en images dit de son actrice phare : « C’est l’une des comédiennes les plus exceptionnelles avec laquelle il m’ait été donné de travailler. C’est quelqu’un de très exceptionnel pour ce que je fais, car elle a cette capacité de penser de manière abstraite… » Il la borde de lumières crues avec deux longs néons fins posés au sol qui cadrent le tableau et d’une toile blanche en fond de scène qui offre ses déclinaisons pastel et renvoie les contrejours. L’actrice débute dos au public, un long moment, le spectateur est dans la pénombre, le texte lutte avec la musique qui plus tard s’apaise (Ludivico Einaudi), on espère son visage.

Il y a une ardente performance de l’actrice. Isabelle Huppert réussit à traduire, par une gestuelle minimale et très maîtrisée, les moindres recoins de sensibilité, d’émotion et de passion d’une Reine magnifiquement déchue. « Mémoire, libère ton cœur » se lance-t-elle comme dernier défi, prête à se remémorer les petits instants de bonheur et grands moments de malheurs.

Dans la diversité de son inspiration et l’évolution de sa mathématique poétique, Robert Wilson toujours nous éblouit. Et si, comme Mary Stuart, il rembobine son parcours, cela le mène en 1971 dans ce même Espace Cardin où Le Regard du sourd fut notre premier émerveillement après sa présentation l’année précédente au Festival de Nancy. Il en parle avec beaucoup d’émotion. « A ma grande surprise, la pièce a été représentée pendant cinq mois et demi et les Français ont qualifié ce travail d’opéra silencieux… Donc c’est quelque chose de très particulier d’être de retour ici, dans ce lieu où ma carrière a commencé. » L’accompagnement du Théâtre de la Ville, engagé depuis une dizaine d’années, se poursuivra à l’automne avec la présentation de Jungle Book/Le Livre de la Jungle de Kipling qui vient d’ouvrir les Nuits de Fourvière, à Lyon.

Quad il parle de lui, Robert Wilson dit s’être davantage inspiré de la danse – Georges Balanchine et le New-York City Ballet, Merce Cunningham et John Cage – que du théâtre. « J’ai grandi au Texas et je n’ai pas eu la chance d’aller au théâtre parce qu’il n’y en avait pas. Quand je suis arrivé à New-York pour étudier l’architecture je suis allé voir des spectacles à Broadway et je ne les aimais pas…. Je suis allé à l’opéra et c’est un art que j’aimais encore moins… » Sur son approche du travail il dit : « Et maintenant que je suis âgé, j’ai appris qu’il était mieux d’aller à la répétition sans trop avoir d’idées préconçues, c’est-à-dire de laisser la pièce me parler. Effectivement, si je vais dans le studio de répétition avec trop d’idées en tête, je vais perdre beaucoup de temps à essayer de diriger, à essayer de façonner ce que j’ai en tête. Donc les répétitions commencent avec des improvisations et quelque chose de très, très libre. Et finalement cela deviendra très formel… » Bravo Maestro !

Brigitte Rémer, le 15 juin 2019

Avec Isabelle Huppert –  texte Darryl Pinckney – mise en scène, décors et lumières Robert Wilson – musique Ludovico Einaudi – costumes Jacques Reynaud – metteur en scène associé Charles Chemin – collaboration à la scénographie Annick Lavallée-Benny – collaboration aux lumières Xavier Baron – collaboration à la création des costumes Pascale Paume – collaboration au mouvement Fani Sarantari – design sonore Nick Sagar – création maquillage Sylvie Cailler- création coiffure Jocelyne Milazzo – traduction de l’anglais Fabrice Scott.

Du 22 au 25 mai et du 5 juin au 6 juillet à 20h, au théâtre de la ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com – En tournée : du 30 mai au 2 juin Wiener Festwochen, Vienne – les12 et 13 juillet Festival de Almada, Lisbonne – les 21 et 22 juillet Festival Grec 2019, Barcelone – du 19 au 22 septembre Internationaal Theater Amsterdam – les 27 et 28 septembre Thalia Theater, Hambourg – du 11 au 13 octobre Teatro della Pergola, Florence –  du 30 octobre au 3 novembre Théâtre des Célestins, Lyon.

June Events 2019

© Charlotte Audureau – “Näss”, Compagnie Massala.

13ème édition du Festival / Danse Paris. Direction Anne Sauvage.

Comme chaque année depuis douze ans, June Events clôture la saison du Centre de Développement chorégraphique national à la Cartoucherie de Vincennes qui, toute l’année accueille de jeunes créateurs, dans le cadre de sa Saison en création(s). Le Festival se tient à l’Atelier de Paris fondé il y a vingt ans par Carolyn Carlson, et au Théâtre de l’Aquarium ainsi que dans différents lieux de la capitale dont cette année le 12ème arrondissement, et parfois dans la rue. Anne Sauvage le dirige, ses priorités vont aux résidences d’artistes et à la jeune création. « Sans hiérarchie de formes, les expériences à voir, à vivre et à danser se croisent, s’affrontent ou se répondent… » Elle permet des rencontres professionnelles et développe de nombreux partenariats, offre à des chorégraphes de montrer leurs work in progress.

Le coup d’envoi avait été donné le 6 mai au Conservatoire Paul Dukas du 12ème arrondissement, par Cécile Proust, chorégraphe et féministe engagée et Pierre Fourny, poète à « 2 mi-mots » qui découpe et recompose le langage, avec leur spectacle FénanOQ présenté l’an dernier à Avignon dans le cadre de Sujets à vif.

L’une des soirées s’est déroulée en coréalisation avec Le Printemps de la danse arabe #1 de l’Institut du Monde Arabe. Un regard sur la pièce intitulée Sérénités, trio de Danya Hammoud, danseuse et chorégraphe libanaise également formée au théâtre, à la recherche d’apaisement, a été proposé en première partie de soirée. « Peut-être que l’arme de résistance c’est le viscéral, le bassin… quand mon territoire redevient mon corps. » disait-elle en 2013 en présentant son solo Mahalli.

Cláudia Dias, artiste portugaise, présentait en seconde partie un duo, Terça-Feira : Tudo o que é sólido dissolve-se no ar, d’après les mots de Karl Marx : Tout ce qui est solide se fond dans l’air. On ne sait si le solide serait ici le corps des danseurs – qui ne dansent pas tout au long de la pièce – ou ce fil blanc de type pâte à modeler qui se faufile dans l’espace du spectacle, pour laisser traces. Le thème évoque l’exil, par les bribes de texte qui s’impriment sur écran, mais l’ensemble de la démarche reste flou dans le rapport entre Marx, l’exil et ce qui est donné à voir. Le principe de travail de Cláudia Dias repose sur l’invitation qu’elle lance auprès d’un artiste, ici Luca Belleze et son projet global se déroule sur sept ans, à raison de la création d’une pièce par an. Il y a pourtant dans cette pièce des moments d’émotion liés notamment au travail de la voix et du son, enregistré in situ.

Troisième spectacle de la soirée, Näss / Les gens, pièce pour sept danseurs, proposée par la Compagnie Massala, dans une chorégraphie de Fouad Boussouf, imprégnée de hip hop, de danse traditionnelle, de danse jazz et de nouveau cirque et digressant entre ces différents vocabulaires. Sept danseurs investissent le plateau, puissants, intenses et acrobatiques. Aucun répit pour le spectateur. Rythmes, scansions, cadences infernales, acrobaties, dans un paroxysme et une saturation images et sons. Mouvements d’ensembles et partitions solos, jeux de maillots et de masques, figures gymnastes et break dance virtuoses, écritures percutées par les rythmes obsédant, jusqu’à la transe, au sol et dans les airs. C’est de la haute voltige. On est au Maroc, entre gnawas, soufis, et choc des cultures. Le chorégraphe se présente ainsi : “Artiste engagé, ma danse est au service du partage de cet héritage artistique et culturel, elle questionne les identités plurielles, entre rupture et continuité.”

Ce « moment d’utopie collective » comme le dit la directrice de June Events, sur le thème cette année de Faisons corps permet de donner de la force face aux mutations du monde. On traverse des expériences, on décale les codes. Joanne Leighton fête d’une manière ludique la fin de sa résidence à Paris Réseau Danse au Palais de la Porte Dorée avec Walk #3 ; Vincent Thomasset joue sur les équilibres, avec Carrousel ; Aina Alegre interroge les identités avec La nuit, nous autres ; Nina Santes, nouvellement associée à l’Atelier de Paris, organise un récit de nuit, Fictions, une nuit en créations, avec des performances multiples au cours d’une nocturne multiforme et électrique.

La programmation est riche et ouverte, et on y trouve tous types d’initiatives et de spectacles. Elle est fantaisie, recherche et  décalage, venant de différentes régions de France – entre autres  le Ballet de Lorraine sous la houlette du chorégraphe japonais Saburo Teshigawara et celle de Thomas Hauert avec vingt-deux danseurs – et venant de partout, entre autres d’Allemagne, Belgique, Espagne, Portugal, Israël, dans l’idée d’être ensemble. Découverte et plaisir sont à la clé de June Events. Suivez la piste !

Brigitte Rémer, le 9 juin 2019

Sérénités, Association L’Heure en Communavec : Yasmine Youcef, Ghida Hachicho, Danya Hammoud – Chorégraphie Danya Hammoud – accompagnatrice Marion Sage.

Terça-Feira : Tudo o que é sólido dissolve-se no ar – Compagnie Alkantara – avec Claudia Dias et Luca Bellezze – conception Claudia Dias – regard extérieur Jorge Loura.o Figueira – assistance Karas – créations lumières et décor Thomas Walgrave – animation Bruno Canas.

Näss/ Les gens – Compagnie Massala – avec :  Élias Ardoin ou Yanice Djae, Sami Blond, Mathieu Bord, Maxime Cozic, Loïc Elice, Justin Gouin, Nicolas Grosclaude – chorégraphie Fouad Boussouf – assistant Bruno Domingues Torres – création lumière Françoise Michel – habillage sonore et arrangements Romain Bestion – costumes et scénographie Camille Vallat – En tournée : 13 juin 2019 Festival Perspective de Sarrebruck (Allemagne) – Juillet Avignon Off et Festival de Sanvicenti (Croatie) – Beijing Dance Festival, Pékin (Chine) – Août : Shanghai international Dance Center, Shangai (Chine) – Septembre Dansens Hus d’Oslo (Norvège) et Stockholm (Suède).

June Events – Jusqu’au 15 juin 2019 – Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manœuvre. 75012 – Tél. : 01 41 74 17 07. Voir aussi nos articles Ubiquité-Cultures, pour Le Printemps de la danse arabe #1 des 31 mars et 8 avril 2019.

Mademoiselle Julie

© Franck Beloncle

Texte August Strindberg, traduction Terje Sinding, mise en scène Julie Brochen, Compagnie Les Compagnons de Jeu, au Théâtre de l’Atelier.

La nuit d’été qui précède la Saint-Jean, on fête le renouveau, la ville est en fête. Dans les cuisines d’un vaste domaine, Jean le valet, et Kristin la femme de chambre, a priori fiancés, vaquent aux tâches ménagères chez Monsieur le Comte, au prestige et à l’autorité certaines. Elle, repasse ; lui, cire les bottes. Tous deux sont prompts à répondre au coup de sonnette qui les appelle.

Pièce en un acte, Mademoiselle Julie est un huis clos nocturne et tragique entre Julie, la fille du Comte, jeune aristocrate arrogante (Anna Mouglalis) et Jean qu’elle s’amuse à provoquer (Xavier Legrand), malgré Kristin, impuissante devant ce jeu de la séduction à outrance (Julie Brochen). L’arrivée de Julie en maîtresse-femme, dominatrice, perturbant le bon ordre de la cuisine et celui des consciences, est flamboyante. Elle vient de rompre ses fiançailles au cours d’une séquence dont Jean a été le témoin discret : un jeu pervers avec cravache où elle domptait son fiancé, et dont le point d’orgue a acté la séparation. Et dans sa descente vertigineuse de jeune femme qui s’ennuie et ne connaît que les rapports de force, elle mise sur Jean, sa prochaine proie.

Elle attaque avec fougue et cynisme, prend le valet de très haut et le défie : « Baise ma chaussure… » lui demande-t-elle. Une sorte de jeu pervers se met en place, et Jean entre dans la danse, faisant mine de suivre les caprices de la dame, malgré les mises en garde de Kristin, son amoureuse. Le duel est alors aigu et violent, et la manipulation dans les deux camps, orgueil pour orgueil, mépris pour mépris. Jean et Julie se racontent, par bribes, leurs vies et leurs rêves : pour Julie l’argent, le vin, la fragilité des sentiments, l’enfance avec une mère quasi folle et destructrice, son éducation comme un garçon hésitant entre le féminin et le masculin ; pour Jean le jeu de la vérité, ses soupirs pour une jeune fille sans avoir osé le lui dire, jusqu’à vouloir en mourir, et quand il nomme la jeune fille, il la désigne : « c’est vous ! » Difficile de dénouer la vérité du mensonge, chez l’un comme chez l’autre.

La relation se consomme et Jean propose un projet : partir en Suisse avec elle et monter un hôtel haut-de-gamme, l’occasion pour lui de créer son affaire, pour elle de changer de vie, de classer son sentiment de supériorité, d’oublier la haine envers les hommes si bien transmise par sa mère, depuis l’enfance. Jean et Julie font des mouvements de balancier. « Partez, venez avec moi » dit-il. « Dis-moi que tu m’aimes » implore-t-elle. Julie joue le jeu du départ et en costume de voyage rejoint Jean une cage à la main, son serin dedans. Il y a du suspens. Kristin qui a compris quitte la maison. Jean demande à Julie de se séparer de la cage et du serin, et il tue l’oiseau. Julie se suspend, se rétracte et ne part plus. Elle disparaît. On apprend son suicide. La tragédie est terrible, le valet reprend son rôle comme si rien ne s’était passé, prêt à apporter les bottes bien cirées et à servir le thé. Parfait cynisme. Dernière image sur le soleil qui se lève, avec Jean qui se lave les mains, signe chargé de sens.

Le conte est cruel et tous les personnages des pièces de Strindberg animés par cette volonté de domination des uns envers les autres et de lutte de pouvoir entre homme et femme, se trouvent dans des postures, moralement et socialement, subversives. Né à Stockholm en 1849, Strindberg y meurt en 1912. Son théâtre ressemble à sa vie. Il est le quatrième de huit enfants et vit une enfance troublée par de fréquents déménagements, une certaine négligence familiale, de l’intégrisme religieux et le sectarisme d’un établissement scolaire qui le marquera à jamais. Plus tard il a des relations orageuses avec les femmes et se marie trois fois, montre une sensibilité politique un temps proche du socialisme, qu’il renie ensuite, s’intéresse à Nietzsche et correspond avec lui jusqu’au projet de traduction de Ecce Homo qui ne se réalise pas faute d’argent et se tourne vers le mysticisme. Son roman La Chambre rouge en 1879 lui donne la célébrité, le théâtre naturaliste l’intéresse et il écrit plusieurs pièces, dont Mademoiselle Julie, en 1888. On le compare au dramaturge norvégien Henrik Ibsen. Dans les années 1890, il aborde également la photographie, se rapproche du symbolisme, subit une période de trouble intérieur qui se termine en 1897 par l’écriture d’un livre en français Inferno. Il est finalement considéré comme l’un des pionniers de l’expressionnisme européen moderne avec notamment La Danse de mort (1900), La Sonate des spectres et Le Pélican (1907). Il fonde alors à Stockholm le Théâtre-Intime, dans lequel ses dernières pièces sont jouées par une jeune troupe que dirige le metteur en scène August Falk.

La scénographie de cette nouvelle lecture de Mademoiselle Julie, proposée par Julie Brochen est simple : un plateau ouvert, sans pendrillons ; côté jardin un réchaud posé sur une petite étagère à l’avant, une table et quelques chaises au centre, un panier à linge ici ou là ; la porte du fond qui ouvre sur le domaine ; au sol, des pétales de fleurs fanées, (scénographie et costumes signés de Lorenzo Albani). Tout repose sur le jeu des acteurs et c’est Anna Mouglalis et Xavier Legrand qui ont demandé à Julie Brochen – ex-directrice du Théâtre de l’Aquarium puis du Théâtre national de Strasbourg – de monter la pièce. Sa mise en scène éclaire la violence de la dualité des classes sociales et donne de la pièce de Strindberg pourtant souvent montée, une lecture fine. Elle en suspend le temps, à trois reprises, par des chansons. C’est la belle voix grave de Gribouille – superbe jeune femme et magnifique chanteuse des années soixante-dix, qui à vingt-sept ans avait décidé de n’aller pas plus loin – qui ferme le spectacle, avec sa chanson Dieu Julie.

La direction d’acteurs est très réussie et chacun développe sa partition avec simplicité et flamboyance : la metteure en scène en la modestie de la sienne, interprète Kristin dans sa discrète présence. Anna Mouglalis est une superbe Julie à la voix si particulière et la personnalité singulière, sa présence est magnétique. Xavier Legrand, qui mène magnifiquement son parcours artistique entre théâtre et cinéma – il est le réalisateur du film Jusqu’à la garde, fortement primé et qui a reçu cette année cinq César – est un Jean complexe à souhait, personnage d’une grande élégance qui dérive entre ombre et désir de lumière. D’attirance à répulsion, le duo Julie/Jean joue comme deux funambules sur un fil tendu entre les cuisines et le reste du domaine, à la rencontre l’un de l’autre, l’énigme demeurant sur l’équilibre des forces. Sensuel et au bord du désir, sans savoir qui manipule l’autre, ils construisent un pas de deux de forte intensité, jusqu’à la mort pour elle, avec la cruauté du petit matin où tout reprend son cours.

Le trio d’acteurs dessine magnifiquement cette nuit de la Saint-Jean, pas comme les autres, jusqu’à la tragédie, et porte avec force le trouble intérieur de Strindberg. Un beau spectacle.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2019

Avec : Anna Mouglalis, Mademoiselle Julie – Xavier Legrand, Jean – Julie Brochen, Kristin. Scénographie et costumes Lorenzo Albani – lumières Louise Gibaud – création sonore Fabrice Naud.

Du 28 mai au 30 juin 2019 – mardi au samedi à 19h, dimanche à 15h – relâche le 21 juin. Théâtre de l’Atelier, Place Charles Dullin. 75018. Paris – métro : Abbesses ou Anvers – Tél. : 01 46 06 49 24 – www.theatre-atelier.com

 

Ce qui demeure

© Compagnie Babel

Écriture et mise en scène Elise Chatauret, Compagnie Babel – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Oeillets.

C’est à partir d’une série d’entretiens réalisés pendant plus de six mois auprès d’une amie âgée de quatre-vingt-treize ans qu’Élise Chatauret a collecté le matériau de son spectacle. La jeune auteure et metteure en scène travaille à la manière d’un film documentaire qu’elle réaliserait. Elle a créé sa compagnie, Babel, en 2008 en Seine-Saint-Denis, été en résidence à La Courneuve et Aubervilliers notamment, pour poursuivre son observation du réel et en témoigner. Elle travaille toujours selon cette même méthode de l’enquête, fait des entretiens et rapporte des histoires de vie.

Dans Ce qui demeure, une petite-fille et sa grand-mère partagent dans la cuisine un plat de carottes, la jeune femme commence à poser des questions et enregistre. Pudiquement, les mots tournent autour du partage et de la solitude, de l’enfance, de la vie de cette femme qui aura bientôt traversé un siècle, et va jusqu’au plus profond d’elle-même, sautant d’une période à l’autre très librement. Deux générations les séparent, et ce qui donne de la force au propos c’est que les deux actrices ne jouent pas, ni la grand-mère ni la petite-fille, ce sont deux femmes qui échangent sur le plateau, à travers des mots et expressions décalés (Solenne Keravis et Justine Bachelet). « J’ai vécu presque un siècle. Entre le moment de mon enfance et aujourd’hui, c’est une période de bouleversement total et d’évolution incroyable. » La jeune femme questionne l’ancienne qui transmet son expérience et ses chagrins, les blessures de la vie, ses interrogations et qui décide de la trace qu’elle veut laisser. Il y a eu l’abandon, la guerre et ses destructions, la pauvreté et la lutte des classes. « Or plus personne aujourd’hui ne se pense en termes de classe et moi j’pense que c’est une des grandes victoires du capitalisme. » Une altiste, Julia Robert, fait des apparitions-disparitions et comme en surimpression apporte, avec son instrument, sa petite musique de nuit.

De grandes photos balisent le chemin du récit et se posent au sol tel un jeu de l’oie, ou s’affichent sur les vitres, mettant des noms sur des visages, elles appellent la mémoire. Parmi elles, l’une est emblématique, la petite-fille est aux côtés de sa mère et de sa grand-mère. « C’est un de ses seuls souvenirs de la mère qui l’abandonne, assise à côté d’elle. » Première et immense blessure, définitive, cet abandon avec sa soeur, qu’elle rattrape en disant : « Moi, j’ai la chance de n’être rien, de ne même pas savoir d’où je viens et je trouve ça formidable. » La scénographie est construite selon deux espaces distincts : à l’arrière-plan, la cuisine de la grand-mère, l’avant du plateau est comme une page blanche qui se recouvre d’images et devient le lieu de la mémoire et des références (la scénographie et les costumes sont de Charles Chauvet). On y trouve des traces d’œuvres d’art : fragments de visage de Giotto, sculptures de Michel-Ange comme commentaires superposés au récit de vie de la grand-mère. La référence de la metteure en scène pour créer ce labyrinthe du passé porte sur L’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg, historien de l’art, qui, au cours de la première partie du XXème siècle, créait une œuvre originale et unique renouvelant les conditions de lecture et d’interprétation des images.

Et la grand-mère parle du vieillissement du corps et de l’esprit : « Je pense à tout ce que j’ai su et que j’ai peur d’oublier : les départements français, les noms des gens, des rues, les images que j’ai dans la tête. » Et à la fin des entretiens, évoquant le bout de la route, la petite-fille qui se risque à demander : « Qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qui demeure ? Quelles sont les choses qui reviennent tout de suite comme ça qui sont les éléments les plus forts, les plus marquants de ta vie ? » Et la réponse : « Je ne peux pas en isoler… Les événements les plus marquants, je crois, ce sont les rencontres… La première fois où je suis allée voir ma mère, c’était chez elle à… Je devais avoir soixante ans… »

C’est une chanson douce dont témoigne Elise Chatauret dans l’écriture et la mise en scène et que font vivre les actrices et la musicienne. Pas de remords, pas d’amertume, la vie tout simplement, dans un temps « t », interprétée avec finesse et justesse par Solenne Keravis, Justine Bachelet et Julia Robert, la vie qui se poursuit à partir du passage de relais et de la transmission. Et du premier rang du public apparaît sur le plateau une vieille femme, guidée par les deux actrices, image de la vieillesse où sagesse et sérénité l’emportent, refermant ce livre de la vie. « Si le travail d’enquête est le socle de l’écriture scénique, les spectacles que je produis interrogent le lien entre le document et la fiction, et questionnent la potentielle théâtralité du document, en s’émancipant peu à peu de la matière initiale » dit la metteure en scène qui poursuit son travail sur la remémoration et la dramaturgie de la mémoire. Il en ressort à travers une belle sensibilité de travail, de petites touches sur la vie au quotidien et les misères de chacun qui, par cette grand-mère ordinaire, ni martyre ni star, se livrent avec beaucoup de pudeur,

Brigitte Rémer, le 3 juin 2019

Avec : Solenne Keravis, Justine Bachelet, Julia Robert – dramaturgie et collaboration artistique Thomas Pondevie – scénographie et costumes Charles Chauvet – composition sonore/alto Julia Robert – lumières Marie-Hélène Pinon – régie générale et lumière Léandre Garcia Lamolla – régie son Alice Le Moigne, Laurent Le Gall.

Du 18 au 28 mai 2019, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – Manufacture des Œillets – Site : www.theatre-quartiers-ivry.com – www. compagniebabel.com – Tel. : 01 43 90 11 11.

Les joies du devoir

© Le Bal Rebondissant

D’après Deutschstunde/La leçon d’allemand de Siegfried Lenz – Adaptation et mise en scène Sarah Oppenheim, Compagnie Le Bal Rebondissant – Théâtre du Soleil/Cartoucherie de Vincennes.

Encerclée par un paysage marin froid et mélancolique, une prison pour jeunes délinquants située sur une île, au large de Hambourg, en bordure de l’Elbe. Dans la cellule de Siggi Jepsen, des dizaines de feuilles couvertes d’écritures manuscrites sont accrochées au mur. Ce sont les mots qu’il n’a pas pu écrire un jour de rédaction alors que tout se bousculait dans sa tête et qu’il avait rendu page blanche. Le sujet écrit au tableau s’appelait Les joies du devoir, figure imposée du cours d’allemand. Il s’était laissé aller à la rêverie plutôt que de composer, distrait par les bateaux qui remontent le cours d’eau, par le brise-glace et les mouettes. Le professeur l’avait pris pour une provocation, ou pour de la rébellion, et l’avait fait convoquer chez le directeur de la prison. Entouré d’un staff de psychologues qui avaient énoncé leurs possibles diagnostics : « troubles de la perception, illusions mnémoniques, inhibition cognitive » il avait été scruté, et la punition suprême était tombée : faire son devoir. « Ils m’ont donné une punition. Les joies du devoir. Chacun peut écrire ce qu’il veut pourvu que le travail traite des joies du devoir » dit-il. Pour Siggi, cela signifiait prendre le temps qu’il faut pour puiser dans sa mémoire, une « retraite salutaire » comme lui a dit le directeur. Pas d’atelier, pas de bibliothèque, pas de visites, pas même celle de sa sœur Hilke, et pour traitement : « de la solitude… du temps et de la solitude ».

Submergé par ses souvenirs d’enfance difficiles à trier, le jeune prisonnier (Maxime Levêque) sort du silence et se met à noircir compulsivement des pages et des pages. Il voyage dans le passé par images et plus rien ne l’arrête. Il fait vivre ses personnages, incarnés sur le plateau, tantôt narrateur, tantôt protagoniste de l’histoire. Premier fantôme, première image qui le taraude, celle de son père, Jens Ole Jepsen, (Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre) rattaché au dernier poste de police avant la frontière nord-allemande, Rugbüll, son uniforme, le vélo de service, et sa pèlerine qui s’envole. Dans la mémoire du fils, le choc eut lieu en 1943 quand son père eut pour mission de faire appliquer la loi du Reich auprès de l’un de ses amis d’enfance, le peintre Max Ludwig Nansen (Rodolphe Poulain), constat d’une faille entre père et fils qui ne cessera de grandir. Le père portait un message émanant de Berlin qui intimait l’ordre à l’artiste de déposer ses pinceaux, avec interdiction de peindre. Obéissant aux ordres de sa hiérarchie et trahissant son ami de toujours, le père policier tenta de se justifier lâchement : « Je ne suis pour rien dans tout ça, tu peux me croire. Je n’ai rien à voir avec cette interdiction. Je ne fais que transmettre. »

Le jeune Siggi prit le parti de Max, second fantôme, secondes images, avec sa femme Ditte et leurs deux enfants adoptés, Jutta et Jobst, Max qui converse ou se chamaille parfois avec son Balthasar, son double, sa conscience. Siggi lui rendait visite en douce et l’aida à cacher ses toiles pour les protéger, confirmant ainsi son opposition au père. « Ça ne vous suffit donc pas de m’interdire de peindre ? Vous voulez encore confisquer des toiles que personne n’a jamais vues… ? Tu crois vraiment qu’on peut interdire à quelqu’un de rêver ? » Car la tension augmentera au fil des tableaux. Très soucieux de faire respecter la loi, Jens Ole Jepsen mettra la pression maximum sur son ex-ami d’enfance et ira jusqu’à brûler certaines œuvres en autodafé.

Siegfried Lenz s’est inspiré de l’expérience d’Emil Nolde, peintre expressionniste et aquarelliste allemand, à qui, en 1941, les autorités interdisaient de peindre, et qui fut exclu de l’Académie des arts. Et Max Nansen, comme Nolde, se lança dans un cycle de tableaux non-peints, autrement dit de tableaux invisibles, au nez et à la barbe du policier. « Ces fous-là, comme s’ils ne savaient pas que c’est impossible : interdiction de peindre… Comme s’ils ne savaient pas qu’il y a aussi des tableaux invisibles… Je m’en tiens à l’inutile… Ce qui est dans la tête ne peut être confisqué… »

Écrite en 1968, La leçon d’allemand traverse plusieurs thèmes : au niveau individuel, l’autorité paternelle et la transmission familiale, la construction des images mentales de l’enfance, la conviction et l’éthique, la fidélité à soi-même et à ses idées ; au niveau collectif, la responsabilité et l’endoctrinement, les méthodes nazies pour dévaster les esprits, la violence et l’absurdité du régime ; au niveau artistique la liberté de création, l’art et le rôle de l’art dans la société, le geste artistique – le stylo pour l’écrivain, la couleur pour le peintre.

Avec La leçon d’allemand, Siegfried Lenz acquiert ses lettres de noblesse et devient l’un des écrivains allemands les plus connus de la littérature de l’après-guerre et d’aujourd’hui. Il est l’auteur de quatorze romans, de nombreux récits et nouvelles, d’essais et de pièces théâtrales. Sa première pièce, Zeit der Schuldlosen/Le temps des innocents, représentée en 1961, est imprégnée de Sartre et de Camus et toute son œuvre pose le problème de la résistance et celui de la responsabilité. Fils d’un douanier né en 1926 en Mazurie, dans la Prusse-Orientale devenue la Pologne, il est enrôlé dans les Jeunesses hitlériennes à l’âge de treize ans, puis dans la marine allemande en 1943 et aurait adhéré au parti national-socialiste en juillet de la même année. Il déserte l’armée du Reich et se livre aux Anglais. Après sa libération, en 1945, il s’installe à Hambourg, reprend des études de philosophie et de littérature anglaise et assure la chronique littéraire dans le journal Die Welt. Il publie ses premiers romans à partir des années 50. La leçon d’allemand se compose de vingt chapitres aux longues et magnifiques descriptions, transcrites au théâtre par Sarah Oppenheim sous forme de peintures.

La metteure en scène a judicieusement choisi un environnement scénographique composé de toiles peintes. On sent les embruns de la mer du Nord, la brume et l’eau, les frimas et le vent dans les arbres, la lumière tamisée de l’hiver sur les toiles aux patines grises et bleutées déclinées, absolument superbes et magnifiquement éclairées. Les ombres s’y projettent et les personnages se dédoublent. Les peintures sont d’Aurélie Thomas et Cécilia Galli, la scénographie d’Aurélie Thomas qui a aussi réalisé les costumes, les lumières de Pierre Setbon, assisté de Hugo Fleurance. Des feuilles mortes gisent sur un sol de sable noir. Des bruits de vagues, de mouettes et de mer, se mêlent aux bruits des pinceaux (son Julien Fezans).

A travers ce paysage brouillé de l’enfance qui reflue, du fond de sa cellule Siggi écrit inlassablement et revient sur le passé. Il donne vie à ses fantômes – son père, sa sœur, l’ami peintre, tous bien interprétés – et se laisse déborder par ces souvenirs qu’il voudrait maitriser et comprendre. Les joies du devoir sont pour lui l’opportunité de poser la question du choix individuel et de l’éthique, face à une société où la bêtise et la violence du moment imposaient de RÉSISTER.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2019

Avec : Maxime Levêque, Fany Mary, Rodolphe Poulain, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre. Scénographie et costumes Aurélie Thomas – peinture Aurélie Thomas, Cécilia Galli – son Julien Fezans – lumières Pierre Setbon, assisté de Hugo Fleurance – vidéo Kristelle Paré. La leçon d’allemand de Siegfried Lenz est publiée aux éditions Robert Laffont dans une traduction de Bernard Kreiss.

Du 15 au 26 mai 2019, mercredi au samedi à 20h, dimanche à 16h – Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris – Tél. : 01 43 74 24 08 – Site : www.theatre-du-soleil et www.lebalrebondissant.com

 

Fauves

© Alain Willaume

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad, à La Colline-Théâtre National.

Comme les rushs d’un film avant montage, les images fragmentées d’un feuilleton se construisent et se déconstruisent, au cours d’une première scène d’une grande violence. Dans une alcôve, une jolie blonde entre désir, haine et sexualité essaie de retenir son amant, un grand et beau black avant de le tuer à coups de couteau. Cette scène, qui va se répéter en se décalant légèrement, relève du montage d’un film que réalise Hippolyte Dombre (Jérôme Kircher).

La cinquantaine et père de deux adolescents – Lazare, astronaute confirmé, au Kazakhstan (Yuriy Zavalnyouk) et Vive, à la recherche de sa liberté et oeuvrant dans une ONG en Syrie (Jade Fortineau) – le réalisateur vient d’enterrer sa mère, Leviah, originaire du Maroc, morte accidentellement. Il doit faire face à une surprenante réalité, transmise par le notaire chargé de régler ses affaires posthumes. Il apprend que son père biologique n’est pas celui qui l’a élevé, et que l’homme vit au Québec. Sa mère n’avait pas divorcé d’avec lui bien qu’elle se soit remariée en France. Il décide de partir à la recherche de ses origines et à la rencontre d’Isaac, ce père inconnu (Gilles Renaud), au Québec. Il entre petit à petit dans son histoire familiale, fouillant dans la généalogie transgénérationnelle soigneusement oubliée, ou cachée par sa mère. Il découvre qu’il a un demi-frère, Edouard, (Hughes Frenette) que les deux mères (la sienne, interprétée par Norah Krief et celle d’Edouard, interprétée par Lubna Azabal) avaient échangé un pacte, resté secret, qu’Isaac a une troisième femme, jeune et enceinte, qu’il ne connaitra pas puisqu’elle se donne la mort au même moment. Sous le choc et au bout du cauchemar qu’apportent ces découvertes, Hippolyte Dombre tombe au fond du labyrinthe et sombre dans la folie, lors de son vol retour pour Paris. Les fils de la narration se brouillent dans une succession d’histoires sombres, et le jeu de la déconstruction de cette saga familiale autocentrée, s’étire dans le temps – temps théâtral et temps réel, le spectacle dure quatre heures.

Dans Fauves s’entremêle le présent et le passé selon les règles du polar, la technique du flash-back et de l’ellipse chère à Wajdi Mouawad. Comme dans les quatre pièces qui forment Le Sang des promesses : Littoral, Incendies, Forêts et Ciels, l’auteur questionne la famille et ses non-dits, les racines, la violence, les cultures. Il nous fait ici voyager entre Europe, Amérique et Kazakhstan, « Pour égorger les fantômes rien de mieux que le silence » reconnaît-il. La scénographie d’Emmanuel Clolus est astucieuse elle permet de construire chaque tableau avec des praticables mobiles et de la transparence dont le metteur en scène use et abuse, mais dont les effets sont efficaces pour servir son propos fragmenté – de l’étude du notaire à l’aéroport, d’une maison de retraite à une station spatiale, de la rue québécoise à une ONG syrienne -. On retrouve à travers ces espaces la gamme déclinée des sentiments dont les protagonistes sont habités, à travers le dévoilement de l’inceste, du viol, de bébés échangés et le background des meurtre, suicide, trahison et pulsions. On est, comme souvent chez Wajdi Mouawad, dans le rappel biographique. Sa famille s’était vue contrainte de s’exiler au Québec en raison de la guerre civile au Liban, son pays. En cela, destin individuel et destin collectif se recoupent.

Le fil narratif du spectacle se tisse par Jérôme Kircher, juste interprète du réalisateur Hippolyte Dombre qui assure le lien entre les histoires éclatées et les géographies. « C’est ce putain de silence et tous les mots pas formulés Je t’aime Pardon Merci qui vous restent en travers de la gorge. On se disait, on les dira demain… C’est ce deuil des mots qui est insupportable. Ceux qu’on n’aurait jamais dû dire » écrit Mouawad dont la spirale du texte nous conduit dans des galaxies intemporelles et jusqu’au cosmos final à la poursuite des étoiles avec Lazare, le fils astronaute.

Brigitte Rémer, le 29 mai 2019

Avec Ralph Amoussou, Lubna Azabal, Jade Fortineau, Hugues Frenette, Julie Julien, Reina Kakudate, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac‑Olanié, Gilles Renaud, Yuriy Zavalnyouk – assistanat à la mise en scène Valérie Nègre – dramaturgie Charlotte Farcet – conseil artistique François Ismert – scénographie Emmanuel Clolus, assisté de Sophie Leroux – musique Paweł Mykietyn – lumières Elsa Revol – costumes Emmanuelle Thomas, assistée d’Isabelle Flosi – maquillage, coiffure Cécile Kretschmar – son Michel Maurer, assisté de Sylvère Caton. Le texte sera publié à l’automne 2019 aux éditions Leméac/Actes Sud-Papiers.

Du 9 mai au 21 juin 2019, mardi au samedi à 19h30, dimanche à 15h30 – La Colline-Théâtre National, 15 rue malte-Brun 75020 –  métro Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr